article from Letzebuerger Land 03.08.2018
Text by Josée Hansen
pictures by Sven Becker
Les locaux des bureaux d’architecture en disent long sur l’approche de leurs occupants. Il y a ceux qui veulent absolument avoir pignon sur rue, à Bonnevoie ou au centre-ville, et ceux qui restent dans leur commune d’origine. Le plus souvent, l’esthétique qui y règne représente l’idéal des maîtres d’ouvrage : anciens locaux commerciaux ou industriels transformés ou nouvelles constructions bling bling dans leur propre style. Au 26 rue large à Esch-sur-Alzette, on entre en plein chantier jusqu’à la cour intérieure, où un ancien bâtiment est en cours de réfection. Enfin, il est assez avancé pour que les sept collaborateurs du bureau 2001 y aient pris quartier depuis quelques jours. Philippe Nathan, fondateur du bureau qu’a rejoint Sergio Carvalho en 2014 pour en devenir associé en 2017, a pu récupérer l’étable de ses grands-parents qui y furent jadis marchands de bestiaux – les auges et crochets où les animaux furent attachés ont été sauvegardés et mis en valeur dans l’espace cuisine du rez-de-chaussée, ce qui donne aux locaux un air de Kulturfabrik. Par ailleurs, les interventions sont minimalistes et reflètent la philosophie des architectes : réduction maximale des matériaux – métal, béton, contreplaqué à veinures visibles, du verre pour de grandes ouvertures vers l’extérieur…
« Le monde est tellement complexe et les attentes vis-à-vis de l’architecture, entre les ambitions des maîtres d’ouvrage et la croissance exponentielle des règlementations, si grandes, qu’il faut être aussi transparent et intègre que possible dans la réponse architecturale, pour que tout soit clairement lisible », le résume Philippe Nathan, pour qui il a toujours été évident que son bureau était « aus dem Minette » comme lui et Sergio (les deux prononcent d’ailleurs fièrement leur « mär » bien large en parlant). Après ses premières années au 1535 à Differdange, les voici donc à Esch-sur-Alzette. Cela leur semble juste, « parce que la coupe à travers les différentes couches sociales est plus réaliste ici », selon Philippe Nathan. Qui apprécie que dans son métier, il puisse avoir le même jour une réunion avec le ministre des Infrastructures et avec un ouvrier qui vient de débarquer au pays et ne parle aucune langue courante d’ici, mais fait de son mieux pour comprendre comment poser ce joint des sanitaires sur un chantier.
Philippe Nathan et Sergio Carvalho ne font rien au hasard, il y a des réflexions complexes et surtout des connexions vers d’autres disciplines dans tous leurs projets. Il suffit de regarder leurs dossiers de présentation sur le site internet 2001.lu, chaque projet y étant expliqué non seulement par des plans et un texte descriptif, mais aussi une sorte de mindmapping avec photos, images, dessins venus d’autres univers, comme pour mieux encadrer les idées. « Souvent, constate Philippe Nathan, les clients viennent nous voir avec une idée et un programme, mais aussi des photos découpées de magazines d’architecture ou des moodboards de Pinterest. Notre premier travail consiste alors à mieux comprendre leurs attentes et à négocier les réponses que nous leur proposons pour arriver à la forme qui y corresponde le mieux. »
The future is now Si le bureau s’appelle 2001 – et non Nathan-Carvalho associés par exemple –, c’est que les deux architectes veulent signifier leur philosophie dès la première approche : ils considèrent les sept collaborateurs, eux deux inclus, comme une équipe unie et solidaire, où chacun participe à tout le processus de création. Le nom « 2001 », choisi en 2010, lors de la création, par Philippe Nathan, renvoie au début du millénaire, bien sûr, « cette époque où l’enthousiasme pour la globalisation a commencé a basculer, les premières résistances se sont articulées », et qui fut aussi l’époque à laquelle lui et
Sergio, tous les deux 36 ans aujourd’hui, ont décidé de se lancer dans des études en architecture (à Bruxelles). « Nous avons été diplômés durant la crise de 2008 », rappelle Philippe. « Et nous sommes la première génération pour laquelle la vie est devenue plus difficile que celle de leurs parents », ajoute Sergio. Mais 2001 renvoie bien sûr aussi au film de science-fiction de Stanley Kubrick, 2001 : A space odyssey (1968) donc vers d’autres mondes, d’autres univers que le leur. « Je voulais un nom abstrait, qui ne dise pas tout de suite qu’il s’agit d’un bureau d’architecture, explique Philippe Nathan, car je voulais aussi pouvoir faire autre chose. » Lui qui venait de la musique – il était chanteur et frontman du groupe de screamcore Do Androids Dream of Electric Sheep ? (selon Philip K. Dick) fondé en 2003 –, ne voulait pas couper tous les ponts après ses études. « Je ne voulais pas dire ‘ah non, je suis adulte maintenant, je n’ai plus rien à voir avec la musique’ », sourit Philippe. Une de ses premières réalisations spatiales au Luxembourg fut la scénographie low-key mais spectaculaire – tout en bois et en angles – de l’exposition de photos de musique Snapshot memento, en 2010 au Ratelach de la Kulturfabrik. Suivi, en 2011, par des installations futuristes dans le cadre du festival Out of the crowd au même endroit. Via ses relations musicales, comme notamment Kevin Muhlen, ancien du groupe de death metal ExInfernis, il intègre le monde de l’art contemporain, participant à l’expérience Atelier Luxembourg au Casino – avec un escalier en acier appelé Wysiwyg, qui permettait de regarder au-dessus du cube blanc de son atelier, ou la soirée Debordel, avec des projections de films et de citations de Guy Debord sur un ballon gonflé installé dans la grande salle à l’étage. En parallèle, il réalise le projet Post-City pour la biennale d’architecture à Venise (2012), déconstruisant le patrimoine bâti du grand-duché en différentes typologies formelles pour mieux en interroger la composante sociale. Et il installera ce grand miroir dans l’espace d’entrée du Musée national de la Résistance pour l’exposition Keep your feelings in memory de l’asbl Borderline (2014), miroir qui agrandit l’espace et renvoie le visiteur à sa propre image – et à sa responsabilité. En plus, il participe à des réflexions sur l’urbanisme ou le médiation culturelle à la Fondation de l’architecture et au Mudam.
« Un bureau d’architecture fonctionne toujours par phases, c’est évident », constate Philippe Nathan, et en ce moment, les projets artistiques ou transdisciplinaires sont devenus moins nombreux et les projets architecturaux en voie de construction prennent le dessus. Au plus tard depuis que sa transformation-agrandissement d’une maison privée à Rumelange appelée Kitchen stories a remporté un Prix d’architecture en 2015, le bureau est sur tous les radars. C’est que, en amont de la construction,
Philippe Nathan et Sergio Carvalho réfléchissent beaucoup, proposent toujours au moins trois projets très différents en réponse à la demande du maître d’ouvrage – privé comme public – et négocient ensuite longuement avec les responsables communaux, politiques et techniciens, pour sonder les possibilités du règlement des bâtisses et autres normes et textes. « On réduit souvent les architectes à des ‘dessinateurs de façades’, le reste du travail pouvant être assuré par un ingénieur, mais ce n’est pas du tout cela », s’offusque Sergio Carvalho, qui regrette que leur métier soit de plus en plus encadré par des textes normatifs, mais aussi de nouveaux postes créés par les maîtres d’ouvrage : responsables des finances, project managers, etc. Comme si on ne leur faisait pas confiance, merci Calatrava. « Or, c’est paradoxal, parce que en même temps, on demande souvent aux architectes d’être excentriques, comme le veulent les préjugés, ajoute Philippe Nathan, et de construire du bling-bling, des eye-catchers… »
Radicalité et modestie Les réponses des architectes de 2001 à cette complexification de leur métier et des défis comme la croissance économique, la raréfaction du terrain et l’explosion des prix sont aussi courageuses que radicales. Ainsi, il y a la maison Fany à Dudelange par exemple – « in suburbia » écrivent-ils sur leur site. Le maître d’ouvrage, prof de philosophie adepte du zen, disposait d’une parcelle de terrain dans cette rue faite de bungalows éclectiques, d’un petit budget et voulait une maison minimaliste. Le résultat est stupéfiant : une sorte de grange, de « boîte à chaussures » en béton et verre, protégée vers l’extérieur et ouverte sur un jardin intérieur que le propriétaire cultive avec amour. Les matériaux dits pauvres sont apparents, l’équipement brut et réduit au seul nécessaire. Pour la maison privée Hercule, l’approche fut la même : un geste presque brutaliste pour protéger les habitants de l’extérieur, créant des espaces de vie généreux et sans chichis. Pour la résidence Stellar, en construction, ils ont voulu ouvrir les appartements au maximum vers l’extérieur, avec des balcons sur toute la largeur, protégés toutefois des regards indiscrets. Pour le centre médical de la vallée de Kayl, en construction, ils misent sur une trame aussi réduite que possible, « parce que, quand on va chez le docteur, on ne veut pas être importuné par une architecture trop criante ». Là aussi, ils ont essayé de maximiser l’exploitation du possible afin de s’éloigner de l’architecture standardisée par des règlements des bâtisses très dirigistes – mais il leur a fallu des années de négociations et d’adaptations.
Présentées dans le cadre de l’exposition Intro au beim Engel consacrée à l’architecture – 2001 y a proposé une sélection de projets non-construits sous le titre Unknown pleasures en début d’année –, les esquisses que le bureau a développées pour le promoteur Steve Krack pour une exploitation de la friche qu’est devenu la gare souterraine au Findel, ont fait la Une de PaperJam et de RTL Télé Lëtzebuerg cette semaine. Or, pour eux, il s’agit moins de montrer du doigt un dysfonctionnement politique, ni d’imposer leur vision, mais de réfléchir à comment exploiter cet espace existant et comment y créer de l’espace public. Ainsi, ils voudraient ouvrir la dalle devant le couloir souterrain, foré lors de la construction du bâtiment, et imaginent un grand jardin luxuriant autour duquel se logeraient des résidences, des commerces, un hôtel. À Differdange, pour la Maison du jeune peuple, leur réponse aux attentes des éducateurs de la maison des jeunes, fut claire et affirmative : c’est d’espaces que ces jeunes ont besoin, pour jouer au basket, au foot, au ping-pong – alors investissons dans des matériaux pauvres, du préfabriqué, pour y créer le plus d’espace possible (1.250 mètres carrés) pour un budget minimal. Comparé aux MJ installées dans des maisons mitoyennes mal réaménagées, c’est le Nirvana.
Unlearn Ces deux dernières années, Philippe Nathan fut assistant-professeur de Peter Swinnen, l’ancien Bouwmeester de la région flamande, à l’ETH à Zurich, faisant chaque semaine des allers-retours pour y travailler. « C’était extrêmement enrichissant, mais en même temps très difficile pour le travail quotidien du bureau », est le bilan qu’en tire Philippe Nathan. L’ETH est une des plus prestigieuses universités dans le domaine en Europe, et ce fut formateur que de pouvoir y participer au travail avec les étudiants et les meilleurs architectes du monde entier invités pour y intervenir. « Mais j’étais toujours étonné qu’on y pose si peu la question du ‘pourquoi’ de l’architecture », regrette Philippe Nathan. Paradoxalement, dans son interview pour What is architecture ? (whatisarchitecture.cc), un projet cofondé par la Luxembourgeoise Julie-Marthe Hoffmann, Philippe affirme que « we have to unlearn and forget about academics ». Il sourit quand on lui pose la question de ce paradoxe entre enseigner soi-même et appeler à oublier l’enseignement. « Ce que je voulais dire, c’est qu’on est certes formé, mais aussi formaté à l’université. Chaque école, chaque architecte enseignant a son style qu’il transmet. C’est le côté formatage qu’il faut oublier en en sortant. Et il faut alors apprendre à trouver son propre style et développer l’empathie nécessaire pour créer des projets cohérents. »