EYES THAT DON'T SEE
Des yeux qui ne voient pas
Du Sublime
Certes, quelques-uns tenteront dʼargumenter que cʼest la taille, les dimensions énormes de
cet édifice qui nous émouvront au point à réclamer sa préservation, son élévation au statut de
monument classé1.
Or, le simple fait de se retrouver dans des espaces aux aptitudes à toucher nos sentiments,
et ne soit que par leur taille, semble être un moment à chérir dans un pays où en général la
surface lʼemporte sur lʼespace, et ce dernier se retrouve noyé sous des couches épaisses de
tapisseries, de plâtre et de crépis.
Ici, cʼest des matériaux bruts qui établissent des rapports émouvants2.
Pour quelques autres, en voilà la définition même de lʼArchitecture.
La Centrale Thermique dʼEsch est plus quʼun témoin muet dʼun passé abstrait, elle est plus
quʼune ruine inerte, même dans son état actuel. Pour ceux lʼayant visité, elle semble véhiculer
le concept du sublime3 à la Edmund Burke, dʼun sublime bâti. Ergo, un trésor.
Contextes
Depuis sa fermeture en 1997, la Centrale Thermique dʼEsch se retrouve délaissée,
abandonnée de tout intérêt industriel, politique et médiatique.
Suite à la décision et lʼautorisation de démolir ce bâtiment datant de 1953, le quotidien local
a publié ses éloges et a fini par attirer lʼattention dʼun promoteur, convaincu de rassembler les
compétences nécessaires à une réhabilitation du site. Ce dernier, ayant fait le tour des
autorités en les convainquant du potentiel du bâtiment, sʼest retrouvé devant un responsable
du propriétaire, ArcelorMittal, bloquant pour lʼinstant toute suite à lʼaffaire.
Mais le dilemme ne se trouve pas là ; beaucoup plus grave que de ne pas reconnaître la
qualité architecturale de lʼédifice, est le fait que personne nʼaie à ce jour soulevé lʼimportance
du site.
La centrale Thermique occupe une implantation charnière, cruciale au future développement
dʼEsch et de ses environs : se situant entre la prolongation de la rue de lʼAlzette et de la rue
du Canal, le site donne libre accès à Belval, mais aussi et surtout aux friches des Terres
Rouges ainsi quʼaux terrains français avoisinants, déclarés dʼintérêt national par le président
de la République. Si toute lʼattention est actuellement portée sur Belval, ce seront les plans et
stratégies de développement pour ces sites qui décideront du succès ou de lʼéchec de
lʼavenir post-industriel de cette région. Ainsi, la Centrale Thermique devrait dès aujourdʼhui
faire lʼobjet de spéculations coordonnées (et non immobiliers) afin de désenclaver le centre
dʼEsch et dʼanticiper cette nouvelle entité urbaine transfrontalière.
Masterplan
Confrontée à de tels enjeux, la ville dʼEsch se retrouve avec la responsabilité de stimuler et
coordonner une réflexion à double échelle et aux multiples dimensions. Dʼabord, à lʼéchelle
territoriale, considérant le potentiel de développement des friches du no manʼs land francoluxembourgeois
: A cette échelle, différents scénarios et phasages envisageables seront à
articuler sous forme dʼun Masterplan par le nouveau pouvoir politique en place. Zone
dʼactivités industrielles, réserve naturelle, quartiers dʼhabitations ou zones mixtes seront à
équilibrer selon des choix politiques et des stratégies socio-spatiales, afin dʼéquiper la région
des infrastructures nécessaires qui lui garantiront un avenir.
Ce nʼest quʼen suivant un tel Masterplan que des interventions et investissements à lʼéchelle
locale feront sens et pourront fonctionner durablement entre le tissu bâti existant et des
futurs développements. Ce document devra donc aussi décider du sort et de lʼaffectation de
la Centrale Thermique.
Cette responsabilité est une opportunité pour Esch, pas un fardeau.
Modèles
Nombreux sont les exemples dʼune préservation et réhabilitation réussie pour des friches
comparables. De la Zeche Zollverein à Essen au Tate Modern à Londres, lʼexemple le plus
approprié, par sa taille et son contexte urbain, est certainement la cas des mines de charbon
de Winterslag à Genk, en Flandre orientale : Confrontée à des problèmes de décroissance et
dʼappauvrissement de la population, la ville a lancé en 2005, après des études de marché,
un concours dʼarchitecture afin de réanimer les 15.000 m2 par lʼintégration dʼun centre de
production culturelle. 5 années après, la ville a réceptionné C-Mine4, un centre régional
intégrant une faculté de design, des infrastructures civiques, des magasins, ainsi quʼun
musée sur lʼindustrie en question.
Ce nʼest que par la procédure du concours que la ville a su prendre des décisions sans
compromis, sʼassurant que la meilleure solution soit mise en oeuvre.
Ambitions
Sémiologiquement, la Grandeur architecturale au Luxembourg cʼest le hal(l) polyvalent, cʼest
le centre commercial, cʼest le foyer dʼune banque, cʼest le hangar cargo… On a éradiqué de
notre vocabulaire des mots comme cathédrale, palais, temple… et anthropologiquement, on
semble avoir oublié ce que ces termes signifiaient, illustraient. Pour ce qui est des usines, la
situation est différente : à lʼimage mentale bien définie, les usines semblent marginalisées au
sein de la production architecturale. Pourtant, ce type dʼédifice est une des parties majeures
de lʼhistoire de lʼarchitecture du 19ème et 20ème siècle et représente lʼélaboration de prototypes
dʼespaces modernes qui auront influencé architectures, villes et styles de vie5. Les espaces
de la Centrale Thermique, obéissant à une organisation rationnelle, à une utilisation
optimale, pourraient donc certainement encore servir comme source dʼinspiration.
Lʼaffectation de lʼacropole dʼEsch, comme lʼa baptisé lʼarchitecte de la ville, Jean Goedert,
devra passer par une analyse rigoureuse des besoins de la ville et simultanément par une
étude du potentiel spatial que le bâtiment et son implantation représentent.
Une réhabilitation du site et du bâtiment ne pourra réussir que si le programme sait répondre
aux questions socio-urbaines dʼaujourdʼhui et de demain. Ainsi peut-on spéculer sur une
Centrale Thermique 2.0 sous forme dʼhôpital universitaire transfrontalier, de centre de
congrès et de PME, ou sous forme dʼun hôtel de ville Esch-Audun avec marché couvert et
centre civique… think bold !
Quel quʼil en soit, lʼaffectation de la Centrale Thermique devra être radicalement prospective
et dʼutilité publique. La région nʼa ni le besoin, ni les moyens de voire toutes ses friches
industrielles, autrefois berceau de la richesse nationale, tournées en un mausolée
gigantesque en plein-air. Car « revitalisées » par des boîtes à caractère générique comme le
Plaza, la seule production qui en découlera sera celle dʼhommes unidimensionnels. Fatigués
et ennuyés !
Maître Architecte
Le cas présent, sʼajoutant à des affaires récentes comme celles de Livange (pour le stade de
foot / complexe commercial) et Mertert ( pour le centre agricole) laissent penser que le
Luxembourg nʼa pas les moyens, logistiques et intellectuels, pour mener à bien des réflexions
sur lʼaménagement du pays et ses infrastructures, son héritage, ses besoins et son
architecture. Une vue dʼensemble, une coordination et un contrôle de la substance et de la
qualité du bâti à lʼéchelle nationale manque. Une lacune qui met en péril non seulement le
patrimoine national, mais aussi et surtout le fonctionnement et développement de notre
société.
Pourtant, rien ne caractérise autant une politique que son héritage bâti, son architecture, son
approche à lʼurbanisme et ses espaces ouverts. Ce seront les témoins persistants des
décisions prises aujourdʼhui. Or, pendant que les responsables politiques de nos pays voisins
délèguent un Maître Architecte6, responsable dʼanticiper, dʼanalyser et de synthétiser ces
questions et dʼen assurer des réponses appropriées et qualitatives, le Luxembourg reste
fidèle à son approche do-it-yourself, dans laquelle toute politique de bricolage territorial doit
se soumettre soit à des ambitions communales divergentes, soit à lʼopportunisme de
promoteurs immobiliers.
On a certes des instruments comme lʼIVL, ce qui nous manque est quelquʼun qui sait les
utiliser.
En attendant ce poste, on peut espérer quʼArcelorMittal reconnaîtra la valeur de ce site pour
les Eschois, et que la multinationale admette sa dette envers beaucoup de citoyens de la
région. Sa collaboration avec les différentes administrations communales à une réhabilitation
qualitative du bâtiment en infrastructure publique, intégrée dans une vision territoriale, serait
incontestablement un geste approprié.