EYES THAT DON'T SEE

Letzebuerger Land
article on industrial heritage and its potential reuse
2011

Des yeux qui ne voient pas

 

 Du Sublime

Certes, quelques-uns tenteront dʼargumenter que cʼest la taille, les dimensions énormes de

cet édifice qui nous émouvront au point à réclamer sa préservation, son élévation au statut de

monument classé1.

Or, le simple fait de se retrouver dans des espaces aux aptitudes à toucher nos sentiments,

et ne soit que par leur taille, semble être un moment à chérir dans un pays où en général la

surface lʼemporte sur lʼespace, et ce dernier se retrouve noyé sous des couches épaisses de

tapisseries, de plâtre et de crépis.

Ici, cʼest des matériaux bruts qui établissent des rapports émouvants2.

Pour quelques autres, en voilà la définition même de lʼArchitecture.

La Centrale Thermique dʼEsch est plus quʼun témoin muet dʼun passé abstrait, elle est plus

quʼune ruine inerte, même dans son état actuel. Pour ceux lʼayant visité, elle semble véhiculer

le concept du sublime3 à la Edmund Burke, dʼun sublime bâti. Ergo, un trésor.

 

 Contextes

Depuis sa fermeture en 1997, la Centrale Thermique dʼEsch se retrouve délaissée,

abandonnée de tout intérêt industriel, politique et médiatique.

Suite à la décision et lʼautorisation de démolir ce bâtiment datant de 1953, le quotidien local

a publié ses éloges et a fini par attirer lʼattention dʼun promoteur, convaincu de rassembler les

compétences nécessaires à une réhabilitation du site. Ce dernier, ayant fait le tour des

autorités en les convainquant du potentiel du bâtiment, sʼest retrouvé devant un responsable

du propriétaire, ArcelorMittal, bloquant pour lʼinstant toute suite à lʼaffaire.

Mais le dilemme ne se trouve pas là ; beaucoup plus grave que de ne pas reconnaître la

qualité architecturale de lʼédifice, est le fait que personne nʼaie à ce jour soulevé lʼimportance

du site.

La centrale Thermique occupe une implantation charnière, cruciale au future développement

dʼEsch et de ses environs : se situant entre la prolongation de la rue de lʼAlzette et de la rue

du Canal, le site donne libre accès à Belval, mais aussi et surtout aux friches des Terres

Rouges ainsi quʼaux terrains français avoisinants, déclarés dʼintérêt national par le président

de la République. Si toute lʼattention est actuellement portée sur Belval, ce seront les plans et

stratégies de développement pour ces sites qui décideront du succès ou de lʼéchec de

lʼavenir post-industriel de cette région. Ainsi, la Centrale Thermique devrait dès aujourdʼhui

faire lʼobjet de spéculations coordonnées (et non immobiliers) afin de désenclaver le centre

dʼEsch et dʼanticiper cette nouvelle entité urbaine transfrontalière.

 

 Masterplan

Confrontée à de tels enjeux, la ville dʼEsch se retrouve avec la responsabilité de stimuler et

coordonner une réflexion à double échelle et aux multiples dimensions. Dʼabord, à lʼéchelle

territoriale, considérant le potentiel de développement des friches du no manʼs land francoluxembourgeois

: A cette échelle, différents scénarios et phasages envisageables seront à

articuler sous forme dʼun Masterplan par le nouveau pouvoir politique en place. Zone

dʼactivités industrielles, réserve naturelle, quartiers dʼhabitations ou zones mixtes seront à

équilibrer selon des choix politiques et des stratégies socio-spatiales, afin dʼéquiper la région

des infrastructures nécessaires qui lui garantiront un avenir.

Ce nʼest quʼen suivant un tel Masterplan que des interventions et investissements à lʼéchelle

locale feront sens et pourront fonctionner durablement entre le tissu bâti existant et des

futurs développements. Ce document devra donc aussi décider du sort et de lʼaffectation de

la Centrale Thermique.

Cette responsabilité est une opportunité pour Esch, pas un fardeau.

 

 Modèles

Nombreux sont les exemples dʼune préservation et réhabilitation réussie pour des friches

comparables. De la Zeche Zollverein à Essen au Tate Modern à Londres, lʼexemple le plus

approprié, par sa taille et son contexte urbain, est certainement la cas des mines de charbon

de Winterslag à Genk, en Flandre orientale : Confrontée à des problèmes de décroissance et

dʼappauvrissement de la population, la ville a lancé en 2005, après des études de marché,

un concours dʼarchitecture afin de réanimer les 15.000 m2 par lʼintégration dʼun centre de

production culturelle. 5 années après, la ville a réceptionné C-Mine4, un centre régional

intégrant une faculté de design, des infrastructures civiques, des magasins, ainsi quʼun

musée sur lʼindustrie en question.

Ce nʼest que par la procédure du concours que la ville a su prendre des décisions sans

compromis, sʼassurant que la meilleure solution soit mise en oeuvre.

 

 Ambitions

Sémiologiquement, la Grandeur architecturale au Luxembourg cʼest le hal(l) polyvalent, cʼest

le centre commercial, cʼest le foyer dʼune banque, cʼest le hangar cargo… On a éradiqué de

notre vocabulaire des mots comme cathédrale, palais, temple… et anthropologiquement, on

semble avoir oublié ce que ces termes signifiaient, illustraient. Pour ce qui est des usines, la

situation est différente : à lʼimage mentale bien définie, les usines semblent marginalisées au

sein de la production architecturale. Pourtant, ce type dʼédifice est une des parties majeures

de lʼhistoire de lʼarchitecture du 19ème et 20ème siècle et représente lʼélaboration de prototypes

dʼespaces modernes qui auront influencé architectures, villes et styles de vie5. Les espaces

de la Centrale Thermique, obéissant à une organisation rationnelle, à une utilisation

optimale, pourraient donc certainement encore servir comme source dʼinspiration.

Lʼaffectation de lʼacropole dʼEsch, comme lʼa baptisé lʼarchitecte de la ville, Jean Goedert,

devra passer par une analyse rigoureuse des besoins de la ville et simultanément par une

étude du potentiel spatial que le bâtiment et son implantation représentent.

Une réhabilitation du site et du bâtiment ne pourra réussir que si le programme sait répondre

aux questions socio-urbaines dʼaujourdʼhui et de demain. Ainsi peut-on spéculer sur une

Centrale Thermique 2.0 sous forme dʼhôpital universitaire transfrontalier, de centre de

congrès et de PME, ou sous forme dʼun hôtel de ville Esch-Audun avec marché couvert et

centre civique… think bold !

Quel quʼil en soit, lʼaffectation de la Centrale Thermique devra être radicalement prospective

et dʼutilité publique. La région nʼa ni le besoin, ni les moyens de voire toutes ses friches

industrielles, autrefois berceau de la richesse nationale, tournées en un mausolée

gigantesque en plein-air. Car « revitalisées » par des boîtes à caractère générique comme le

Plaza, la seule production qui en découlera sera celle dʼhommes unidimensionnels. Fatigués

et ennuyés !

 

 Maître Architecte

Le cas présent, sʼajoutant à des affaires récentes comme celles de Livange (pour le stade de

foot / complexe commercial) et Mertert ( pour le centre agricole) laissent penser que le

Luxembourg nʼa pas les moyens, logistiques et intellectuels, pour mener à bien des réflexions

sur lʼaménagement du pays et ses infrastructures, son héritage, ses besoins et son

architecture. Une vue dʼensemble, une coordination et un contrôle de la substance et de la

qualité du bâti à lʼéchelle nationale manque. Une lacune qui met en péril non seulement le

patrimoine national, mais aussi et surtout le fonctionnement et développement de notre

société.

 

Pourtant, rien ne caractérise autant une politique que son héritage bâti, son architecture, son

approche à lʼurbanisme et ses espaces ouverts. Ce seront les témoins persistants des

décisions prises aujourdʼhui. Or, pendant que les responsables politiques de nos pays voisins

délèguent un Maître Architecte6, responsable dʼanticiper, dʼanalyser et de synthétiser ces

questions et dʼen assurer des réponses appropriées et qualitatives, le Luxembourg reste

fidèle à son approche do-it-yourself, dans laquelle toute politique de bricolage territorial doit

se soumettre soit à des ambitions communales divergentes, soit à lʼopportunisme de

promoteurs immobiliers.

On a certes des instruments comme lʼIVL, ce qui nous manque est quelquʼun qui sait les

utiliser.

 

En attendant ce poste, on peut espérer quʼArcelorMittal reconnaîtra la valeur de ce site pour

les Eschois, et que la multinationale admette sa dette envers beaucoup de citoyens de la

région. Sa collaboration avec les différentes administrations communales à une réhabilitation

qualitative du bâtiment en infrastructure publique, intégrée dans une vision territoriale, serait

incontestablement un geste approprié.